Pourquoi est-ce qu'on déteste toujours ce qu'on était avant ?


Il y a des moments, où, lorsque nous avons le temps pour le faire, nous nous amusons à revoir nos  photos datant de sept ans auparavant, ou même nos statuts Facebook d'il y a quelques années. Puis, nous nous demandons comment nous avons pu oser porter ces vêtements que nous portions bel et bien sur une photo, ou, comment nous avons pu partager cette opinion sur ce statut Facebook, que nous avons pourtant  bel et bien partagé ce jour-là. Nous nous retrouvons alors face à une espèce de dilemme, un dilemme dans lequel nous sommes obligés de reconnaître que c'est bien nous sur cette photo et pas quelqu'un d'autre, et que c'est bien le statut que nous avons partagé et pas celui d'un autre. Mais pourquoi est-ce qu'à l'heure d'aujourd'hui, nous sommes incapables de nous habiller de la même façon qu'avant ? Pourquoi est-ce qu'une idée dont nous étions si persuadés qu'elle était bonne, paraît être ridicule pour nous aujourd'hui ? Ces idées, ou l'apparence que nous avions avant, nous les critiquons aujourd'hui, et pourtant, il y a certainement quelqu'un aujourd'hui encore, qui continue à penser comme cela, ou à s'habiller comme nous le faisions sur cette photo répugnante. La question qui se pose, c'est donc celle de savoir dans un premier temps, pourquoi est-ce que nous rejetons toujours ce qui relève du passé. Ensuite, il s'agit de se demander si nous avons le droit, comme nous le faisons, de nier ce qui, auparavant, semblait être si bon pour nous. Cette réflexion a des enjeux importants, puisqu'en effet, nous pourrions alors nous demander si des idées telles que celles de vérité, d'erreur ou même d'identité à travers la notion de « moi », peuvent exister. 
Un auteur du XIXe siècle propose une réponse originale. Il s'agit de Friedrich Nietzsche, et pour cette réflexion, on étudiera un extrait de texte tiré de son livre Le Gai Savoir :

Friedrich Nietzsche
« Tu vois maintenant une erreur dans cette chose que tu aimais autrefois comme vraie ou comme probable : tu la rejettes loin de toi et tu te figures que ta raison vient de remporter une victoire. Mais peut-être cette erreur, jadis, alors que tu étais un autre – on ne cesse jamais d'être un autre – t'était-elle aussi nécessaire que tes "vérités" d'aujourd'hui ; c'était une sorte de peau qui te cachait, te voilait bien des choses que tu n'avais pas encore le droit de voir – c'est ta nouvelle vie, ce n'est pas ta raison qui t'a tué cette idée : tu n'as plus besoin d'elle, elle s'effondre sur toi, et sa déraison vient au jour, elle sort en rampant comme un ver. Quand nous exerçons notre critique ce n'est pas arbitrairement, ce n'est pas impersonnellement, c'est, souvent au moins, parce qu'il y a en nous une poussée de forces vivantes en train de dépouiller leur écorce. Nous nions et nous sommes obligés de le faire parce qu'il y a quelque chose en nous qui VEUT vivre et qui VEUT s'affirmer, quelque chose que nous ne connaissons, que nous ne voyons peut-être pas encore !… Donnons ce bon point à la critique. »

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1883 et 1887), trad. P. Klossowski / Club Français du livre, 1990



Il ne faut pas s'inquiéter si on ne comprend pas tout de suite le texte, c'est normal car Nietzsche est un auteur qui, dans ses livres, utilise une forme d'écriture inhabituelle : les aphorismes, c'est à dire bien souvent, des exclamations et des discours souvent courts, et dans lesquels, comme celui-ci, il s'adresse directement à son lecteur. Passons maintenant à l'analyse du texte : 

Rien n'est vrai ni faux 

       L'idée principale du texte est évidente : rien n'est vrai ni faux. Pour Nietzsche, en effet, il n'est pas bon, c'est même un acte arrogant que de considérer le présent comme étant la "vérité", c'est-à-dire la seule chose qui soit bonne, puisque nos idées, ou bien notre style du passé, au moment où nous en avions conscience,  étaient pour nous aussi de bonnes choses, nous étions convaincus qu'il s'agissait de la "vérité". 
        Ce passé que nous considérons à travers cette photo ou ce statut Facebook, comme une « erreur », Nietzsche considère qu'il était nécessaire, parce que cette erreur était, comme le dit l'auteur « un voile » ou une « peau » pour nous cacher ce qu'à un moment donné, nous n'avions pas le droit de voir. Ce qui signifie concrètement que notre style vestimentaire de la photo passée, qui nous plaisait à l'époque, nous plaisait uniquement parce que nous n'étions pas prêts à assumer notre style d'aujourd'hui. C'est pourquoi selon Nietzsche, nous n'avons pas le droit de rejeter ce style ou cette apparence que nous avions sur la photo, car ils nous étaient essentiels. 
      Le présent, ce que nous sommes aujourd'hui, n'est donc pas non-plus la vérité au sens où nous serions arrivés à un hypothétique objectif final ; il n'est en fait, ni vrai ni faux et représente simplement ce que nous sommes à ce moment précis. Et lorsque nous serons différents et que ce que nous sommes aujourd’hui incarnera le passé, il s'agira simplement d'une idée de ce que nous avons été à un moment donné. 

Cette force qui nous fait changer, c'est la volonté de puissance 

      Si nous sommes choqués devant cette photo ou ce statut Facebook, c'est parce que pour Nietzsche, il y a quelque chose en nous qui n'a plus besoin de ces idées ou de ce style et qui « VEUT » comme l'auteur le signale bien en majuscule, vivre. En effet, Nietzsche, au-delà de considérer que rien n'est vrai, et que rien n'est faux, pense toutefois que l'idée de vrai et l'idée de faux ont un rôle essentiel dans la vie. Il fallait donc impérativement que ce style vestimentaire que nous avions dans le passé, nous semble être bon, pour que nous osions l'assumer à ce moment là et pas un autre. Ainsi, nous ne l'assumons plus aujourd'hui et il nous semble être faux et répugnant parce qu'il ne nous est plus utile. 
        Cette chose en nous qui VEUT, c'est cette même chose qui supprime ce qui ne nous sert plus à rien, ce qui n'augmente pas notre vie ou pour être plus précis : notre force vitale. Et ce, de la même manière qu'on explique le phénomène d'éternuement. Parce qu'en effet, l'éternuement est un réflexe protecteur qui se manifeste à travers les muqueuses de nos narines qui détectent un corps étranger et cherchent à l'expulser pour notre propre bien être. Il en est de même pour nos idées ou pour notre style ; quelque chose en nous leur donne une valeur qui nous permet de mieux vivre, et si nous ne les aimons plus, c'est parce que si nous y étions encore attachés, nous nous sentirions mal dans notre peau. Cette chose en nous qui VEUT, Nietzsche ne lui a donné aucun nom dans son texte, mais elle est essentielle dans toute son œuvre : c'est la volonté de puissance. Selon lui, il s'agit d'une force qui anime l'homme et tous les êtres vivants et les pousse, malgré eux, à accroître leur puissance, à se dépasser. Cette force, c'est elle qui détruit ce qui ne renforce pas notre vie. J'écrirais un article qui y sera consacré afin que l'on puisse comprendre de quoi il s'agit réellement. 
          Bref, cette force est en nous, mais elle est plus forte que nous, nous n'en décidons pas. En effet, nous ne décidons pas de changer, nous changeons sans le vouloir. Ce n'est donc pas parce que nous sommes plus intelligent aujourd'hui que nous ne pensons plus la même chose qu'avant, mais simplement parce que ce que nous pensions avant, ne nous est plus utile pour être bien dans notre peau, en un mot : pour VIVRE. Nous adhérons à nos idées, simplement parce qu'elles nous permettent de mieux accepter le caractère complexe de la vie. Et plus nous grandissons, plus nos idées et notre style vestimentaire changent, parce que nous nous tournons toujours vers des idées et des styles qui nous permettent de nous sentir plus forts, d'avoir plus de puissance. Il s'agit là du principe premier de la volonté de puissance. 

Nous n'avons pas de "moi"

    Jusque-là, c'est la vérité et l'erreur qui n'existaient plus, mais, avec Nietzsche, nous pouvons également tirer un trait sur cette chose que nous appelons « moi ». Le moi, c'est ce que nous affirmons face aux autres, ce qui nous désigne nous-mêmes. Quand nous disons « moi », nous parlons de nos idées, de notre personne, en bref : de ce que nous sommes sur l'instant où nous parlons. Or, nous l'avons dit tout à l'heure, ce que nous sommes à un moment donné, n'est jamais ce que nous serons plus tard, et Nietzsche le confirme dans le texte : « on ne cesse jamais d'être autre ». Nous nous attachons à une identité actuelle, justement parce qu'elle nous apporte une certaine puissance sur le moment. Mais lorsqu'elle ne nous sera plus bénéfique, nous deviendrons un autre. L'analyse de Nietzsche sur le moi, réclamerait un article tout entier pour être étudié avec une vraie précision, mais nous nous contenterons de ce texte pour conclure en disant que rien n'est à exclure en soi, ni dans le passé, ni maintenant, car tout ce que nous avons aimé, ou que nous aimons maintenant, est essentiel pour nous car nous permet de mieux vivre. Si l'on devait conclure, nous devrions donc dire que nous n'avons pas le droit de rejeter ni même de critiquer ce que nous étions, parce que toute chose a une valeur au moment où elle existe.

Commentaires

Articles les plus consultés