Peut-on exister sans amour ?

«Non. Je ne manque nulle part, je ne laisse pas de vide. Les métros sont bondés, les restaurants comblés, les têtes bourrées à craquer de petits soucis. J’ai glissé hors du monde et il est resté plein. Comme un œuf. Il faut croire que je n’étais pas indispensable. J’aurais voulu être indispensable. A quelque chose ou à quelqu’un. A propos, je t’aimais. Je te le dis à présent parce que ça n’a plus d’importance.»  Jean-Paul Sartre

   On commence cet article par cette très belle citation de Jean-Paul Sartre car elle illustre parfaitement la question que l'on va se poser à présent ; peut-on exister sans amour ? Une question un peu absurde si l'on conçoit le terme «existence» comme le terme «vie». Heureusement, grâce à la philosophie, on a appris à distinguer ces deux termes. Vivre, c'est répondre aux besoins primaires, biologiques : boire manger. Mais exister, comme on l'apprend avec l'existentialisme ou encore la phénoménologie, c'est «être-au-monde» comme le disait Merleau-Ponty. Et être au monde, c'est faire face à et partie intégrante de la communauté des hommes, se les représenter ainsi que son propre être, ce qui suppose en même temps de ressentir et vivre des choses, et en même temps, la nécessité d'être reconnu des hommes. 
   Dans cette citation, Sartre dépeint l'absurdité de l'existence humaine au sens originel : il dit : "Je ne manque nulle part", et : "j'ai glissé hors du monde et il est resté plein, comme un œuf". Que signifient ces mots dont le poids sonne avec tant d'intensité à la lecture? Tout simplement qu'originellement, les hommes ont cette impression de pas être à leur place. Un homme, dans son individualité la plus profonde, sait que face à celle de tous les hommes, son existence n'est rien. Que j'ai glissé hors du monde et qu'il est resté plein, signifie donc que j'ai tenté de me libérer de la colle qui me rattachait au monde et de m'en absenter, mais que malgré mon absence, celui-ci a continué d'exister comme si mon existence ne valait rien. Les métros restent bondés tout comme les têtes remplies de milles tracas. Je constate alors que mon existence n'est pas indispensable. Cette douloureuse découverte ; celle que mon existence n'est pas nécessaire est si lourde que c'est elle qui explique la nécessité que j'aime et l'on m'aime. C'est aussi à partir de ce constat que l'on peut expliquer la fonction principale de l'amour. 
   Que mon existence n'est pas nécessaire, cela signifie que ma disparition ne laisse de vide nulle part, que le petit être insignifiant que je suis ne comble pas l'intégralité du monde qui compte beaucoup trop d'hommes pour laisser à mon absence la possibilité d'avoir un effet sur son fonctionnement. Par contre, par delà cette vision assez abstraite bien qu'en partie réelle, de l'existence humaine, on sait que la disparition d'une personne laisse tout  de même un vide chez les personnes qu'elle connait. Mais pourquoi est-ce qu'elle laisse un vide? Parce que ces personnes l'aiment. Si je meurs, je laisse un énorme vide au sein de ma famille car je fais partie intégrante de son monde. Pareil si un membre disparaît. On dépasse là la première vision de l'existence : son absurdité est en partie effacée par l'amour. 
   Si l'amour rend l'existence moins absurde, alors on comprend ce passage de la citation de Sartre : "j'aurais voulu être indispensable à quelque chose, ou à quelqu'un". Lorsque ma disparition a un impact sur le monde, c'est que j'étais indispensable à des hommes, donc que mon existence avait perdu de son absurdité. J'ai par conséquent besoin de l'amour d'un, ou des hommes, pour avoir une «raison d'être», et en être une pour les autres. En d'autres termes, aimer quelqu'un c'est un en faire sa, ou du moins l'une de ces raisons d'exister. Si une femme ou même ma famille m'aime, je sais que mon existence est importante à ses yeux, et que ma mort laissera une trace sentimentale. Bien sur, dira-t-on, certaines personnes préfèrent être en retrait de la communauté des hommes. Seulement, la nécessité de l'amour ne concerne pas uniquement les hommes, on peut remplacer l'amour des hommes par un objet, car l'important est d'avoir une chose à laquelle se rattacher. Un alcoolique, n'aime bien souvent l'alcool que pour oublier justement sa solitude. L'alcool lui est indispensable car il devient son seul moyen et en même temps sa raison d'être. En somme, Sartre avait raison lorsqu’il disait que : "le fond de la joie d'amour lorsqu'elle existe, c'est de se sentir justifié d'exister."

Johan Banzouzi 

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