Elle


  « Je lui accorde la moindre de mes pensées. Chaque minute, chaque seconde de cette drôle de chose qu'est mon existence n'est tournée que vers Elle.
  Je la ressens, elle vit en moi, en mon cœur. Comme s'il battait au rythme de ses pas sur le trottoir. 
  La voici qui passe sur le Boulevard. Les battements de mon cœur changent de cadence, s'intensifient et s'emballent. La voir met exergue ma dépendance. Elle est l'oxygène, je ne suis que le cœur : elle n'a pas besoin de moi pour être. Et je ne suis qu'un organe conditionné pour avoir besoin d'elle. Je ne puis me comprendre moi-même. Ses hanches, le rythme de ses pas, cette manière qu'ils ont de se succéder, de se suppléer avec une précision mathématique. Cette musique m'enivre. 
  Elle ne parle pas, mon esprit interprète ses gestes pour en enfanter des paroles. Elle porte une jupe, et des petites ballerines dorées. Telle une danseuse de ballet, elle effectue avec élégance, un balancé lui permettant de tourner sur la rue Saint-Michel d'un mouvement assuré et ordonné. Ce mouvement est parfait, comme s'il avait été travaillé durant des années. A la vue de ce pas, je commence à ressentir une douleur au cœur, par manque d'oxygène. Sa gestuelle me révèle par la nécessité qu'Elle se retourne, son visage. Il est d'une beauté indescriptible. Je ne puis l'expliquer et encore moins la décrire.
  L'aveuglement par lequel je me tends vers Elle, échappe à toute rationalité et m'échappe à moi-même. Ce n'est pas moi. Elle m'emporte et m'élève hors du monde, dans un horizon méconnu du Divin. Un horizon accessible aux hommes uniquement. Cette femme si parfaite, qui seule peut satisfaire mes désirs les plus absurdes, incarne le désir lui-même dans son caractère infiniment tourmenteur.
  Sa puissance reste infinie quand bien même je sais que je ne la posséderai jamais. Peut-être me satisfais-je de la chose ? Peut-être mon dessein est-il de jouir de son absence, de la façon dont elle m'échappe ? Suis-je fou ? Sombre rêveur d'un soir qui croise le spectre de son désir ayant pris forme humaine dans une scène banale de la réalité. Aussi banale qu'un homme assis dans un bar qui voit passer son fantasme. Non, je ne suis pas fou, je suis encore un de ces hommes s'étant laissé croire que son désir pouvait être satisfait sans s'autodétruire immédiatement. 
  La fin, chacun la connait, c'est la souffrance et le désespoir. Cette femme me conduira droit vers ma tombe, dans l'ordonnancement nécessaire de ma condition. Car tel est mon destin : l'inassouvissement de la soif de vie qui m'incombe. Cette soif paradoxale, qui ne s'efface que par l'ingestion du breuvage mortel de la soif. Je suis le héros de l'histoire d'un homme qui voulait vivre d'Elle. »

Johan Banzouzi

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